Philosophons! Le soin en a bien besoin…


La notion de « philosophie du soin » est souvent utilisée dans le domaine du soin mais reste cependant parfois difficile à définir. Et pourtant il nous semble essentiel, même si ce n’est pas tâche aisée, de proposer de clarifier ce que nous entendons par « philosophie du soin ».

Parler de philosophie du soin pourrait se définir comme le fait d’aller chercher du côté de la philosophie pour contribuer à répondre à des questionnements induits par de nombreuses situations issues de notre pratique clinique. Soigner au quotidien des personnes Alzheimer en institution amène à être confronté à des problèmes auxquels ne répondent pas les théories scientifiques comme la médecine et la neuropsychologie, et auxquels notre intuition et notre bon sens peuvent également échouer à apporter des réponses.

La philosophie du soin serait d’abord une volonté de réfléchir lors de la mise en œuvre des soins du fait que chaque personne vit sa maladie  dans toute sa singularité, et donc sa spécificité plutôt que de s’appuyer sur des règles toute faites, sur une liste de préceptes, de protocoles et procédures qui appartiennent à un registre plutôt pragmatique et s’expriment en termes de généralités. Le recours à ces registres ne résoudra souvent pas des questions d’éthique.

Les questions éthiques s’expriment en termes de soin personnalisé, de soin relationnel concernant un individu singulier où la subjectivité est interrogée. Plus on «  fréquentera » les philosophies du soin telles qu’elles existent depuis les années 80, plus nous acquerrons un vocabulaire précis des concepts philosophiques (qu’est ce que le respect, la dignité, la liberté, l’autonomie, le choix, la vérité…) et plus nous saurons ne pas nous égarer dans des idées reçues, souvent simplistes, et qui ne font que compliquer les problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Lire des auteurs comme F. Worms,J.P. Pierron, C. Lefève, C. Marin, C. Pelluchon, etc. va nous habituer à poser des questions pouvant apparaître comme non applicables au soin des personnes Alzheimer et bien éloignées de notre quotidien mais qui pourtant, vont agrandir notre champ de pensée et nous concerner au premier chef:

  • Qu’est ce qu’un soin relationnel ? Qu’est ce qu’une relation morale? Quel est le poids de la relation dans tout soin aux personnes Alzheimer, y compris dans les gestes techniques ?
  • Est il pertinent de penser la vie en EHPAD comme une communauté, plutôt que comme une vie en collectivité ?
  • Est il bénéfique de concevoir que se créent des affinités électives soignants/soignés……
  • Où est la limite de ce que l’on peut transposer de nos propres expériences sur celles des malades d’Alzheimer pour tenter de déterminer la pertinence d’un choix?
  • Dans quelle mesure est-il possible de risquer de léser quelqu’un pour atténuer le mal-être d’autres personnes ?
  • Théâtre et « petits mensonges » font partie de notre quotidien auprès des résidents, mais existe-t-il une limite éthique au fait de cacher ou modifier la vérité pour le bien des personnes?

Chaque question formulée nous amène d’autres questionnements, d’autres interrogations. L’un des livres que nous conseillerons de toute urgence, et qui se confronte à de nombreux dilemmes moraux rencontrés offrant un champ de réflexion extraordinaire est celui écrit sous la direction de Lazare Benaroyo, de Céline Lefève, de Jean Christophe Mino, de Frédéric Worms et intitulé La philosophie du soin. (PUF, 2015.) Ces écrits nous semblent fondamentaux pour comprendre les enjeux du soin, et cela en particulier auprès des patients atteints de maladie chronique.

Nous donnerons ici un exemple d’une question qui se pose dans la pratique et qui en soulèvent bien d’autres à méditer sous l’angle de la réflexion philosophique et éthique.

Quelle place pour l’affect quand on est soignant ?

La pensée communément admise et divulguée dans beaucoup d’écoles de soin, c’est qu’être professionnel implique de ne pas avoir d’affect avec la personne soignée. Les gestes de tendresse souvent qualifiés de « trop familiers » sont bannis et il ne doit pas y avoir d’inégalité entre les personnes dans l’attention requise. S’il y a des affects, il y aura de l’injustice. Le soignant devrait être en mesure d’apprendre à développer une « distance professionnelle ».

Lorsque nous affirmons de notre côté qu’il est possible et même naturel que se créent des « affinités électives » entre un soignant et un soigné, en mesurons nous toutes les dimensions ?

– les risques éventuels de rupture qui peuvent représenter un danger affectif pour les personnes qui y sont engagées ?

– le fait que ces affinités électives soient aussi  précieuses pour le bien être de la personne soignée que pour faciliter la bienveillance du soignant ?

La proposition de Céline Lefève est d’éclairer cette situation de soin en osant parler de relation d’amitié ce qui éclaire d’un jour nouveau la place de l’affect dans le soin. Le titre de son article est le suivant: la relation de soin doit elle être une relation d’amitié ? Citons une phrase tirée de ce magnifique article qu’il nous faudra réfléchir : «L’amitié se fonde sur des affinités qui d’abord s’imposent puis se renforcent du simple plaisir d’être ensemble. Néanmoins, au fil du temps, nous choisissons de cultiver une amitié: nous élisons l’ami… »

Même si l’auteure développe cette relation dans le cadre de la relation médecin / malade et non dans celle de soignant/soigné en Ehpad, nous pensons que cette relation d’amitié est très fréquemment vécue en unité de vie, sans cependant être explorée intellectuellement et nommée ainsi par ceux qui la vivent parfois même en tentant de dissimuler la nature de cette relation, vécue comme non avouable.

 

          Un exemple récent d’un lien, que l’on peut dire d’ « amitié », nous a été conté par une dame âgée de 80 ans, nouvellement arrivée dans une unité Alzheimer et par l’aide soignante qui l’ a accueillie: «  je vous ai choisie dès que je vous ai vue et que vous m’avez adressé des mots de bienvenue, je vous ai sentie comme une amie » évoque cette dame, et la soignante de lui répondre: «  cela a été d’emblée une rencontre , vous m’avez comme conquise et j’ ai eu du plaisir à être à vos côtés ».[1]

Mais qu’en sera-t-il des propositions d’accompagnement personnalisé émanant de cette même soignante, seront-elles considérées comme relevant d’une sorte de favoritisme (c’est sa chouchoute) ou comme des suggestions d’autant plus pertinentes que cette soignante connait particulièrement bien la personne et ses besoins spécifiques?

[1] Nous avons bien conscience que la résidente ne peut évoquer la soignante que lorsqu’elle est présente, mais elle la reconnaitra immédiatement comme une amie à la prochaine rencontre.